Esprits des lieux

Creux de l’Enfer : quelle est l’origine de cette extraordinaire appellation qui féconde les imaginaires de légendes fantasmagoriques et de récits mythologiques depuis plus de cinq siècles ?

L’ancien site industriel réhabilité en centre d’art n’a pas toujours été empreint de cette charge diabolique. Au commencement, l’histoire semble bien plutôt placée sous le signe du féérique : Gour des Fades (Passage, Creux ou encore Trou des Fées1) qualifie dès le début du XVIème siècle le premier rouet2, construit en bordure de la chute d’eau de la Pélière – du nom des digues construites au moyen-âge, formant des trous dans le lit des rivières(A). Alors qu’avec l’industrialisation de la forge se développe l’usage des marteaux pilons, la fabrique est renommée en 1791 Martinet de l’Enfer ; un siècle plus tard, l’Usine du Creux de l’Enfer3 se substitue à la manufacture. À deux reprises, en 1919 puis en 1934, le bâtiment est en proie à des incendies destructeurs. Lorsqu’il renait de ses cendres pour la seconde fois, tel un frontispice, sa façade est estampillée de l’inscription USINE DU CREUX DE L’ENFER, aux côtés de l’effigie d’un diable rouge de deux mètres de hauteur – doté des attributs classiques qui lui sont propres, cornes, ongles griffus, queue recourbée […]. Ce Lucifer […] aurait été réalisé par Louis Guelpa et son frère, d’habiles peintres en bâtiment originaires de la ville de Thiers. Il fut nécessaire, pour ce faire, de placer un échafaudage à balançoire par le toit, avec des contrepoids faits de simples caisses de coutellerie garnies de métal. Au cours des travaux de restauration, comme pour ajouter aux légendes, le ciel s’assombrit, et la lumière claire de midi prit brutalement la couleur inquiétante d’une encre noire. Un ouragan dévastateur s’introduisit dans la gorge de la vallée arrachant toitures et cheminées des usines, chacun s’abrita juste à temps, l’installation précaire des peintres s’écroula... Mais le diable était peint !4

Au début des années 2000, le directeur du centre d’art, Frédéric Bouglé, détourne la figure diabolique encore visible et la fait traduire en logo officiel du Creux de l’Enfer5.Aujourd’hui, quelques repentirs typographiques rouge cinabre sont encore lisibles sur la façade, mais la figure du diable s’en est allée.

Outre l’effigie infernale, les légendes païennes, mythologiques, chrétiennes – “se sont accrochées comme le lierre à la mémoire du lieu6”. “Saint-Genès aurait [ainsi] été supplicié et décapité au sommet du rocher sur lequel s’adosse le centre d’art.” Dans le centre médiéval de Thiers, l’église d’origine romane porte le nom de ce martyr. Au début du XXème siècle, pendant une procession religieuse reliant le site du Creux de l’Enfer et l’église Saint-Genès, une croix fut plantée sur le piton rocheux en surplomb du centre d’art7.Si le symbole religieux a aujourd’hui disparu, la spiritualité qui a imprégné le lieu pourrait évoquer certaines œuvres contemporaines, à l’instar du triptyque de la peintre Florence Reymond8.

L’on raconte aussi qu’en des “temps lointains, […] le diable dévala la pente depuis le cimetière Saint-Jean qui le surplombe, et tomba dans la cascade !9.” La providentielle chute d’eau nourrit depuis des siècles les fantasmes les plus divers. L’endroit le plus profond du Creux – des fées ou de l’Enfer – regorgerait par exemple de trésors et serait encore peuplé d’êtres fabuleux ou maléfiques… Lors d’une fouille subaquatique au début des années 1990, l’on découvrit belle et bien une cavité dans le lit granitique : “un creux de moins d’un mètre de long.”10

En 1993, lors de la première édition des Enfants du Sabbat11, à la recherche de la genèse de l’appellation Creux de l’Enfer, la jeune artiste Mari Blanche Potte consulte les archives du lieu. Cette investigation est le point de départ d’une fiction qui s’inspire également de l’histoire artistique du centre d’art : “Non ce n'est pas le diable”, déclinée sous différentes formes tapuscrites.

“Le Val d’Enfer [… est] un endroit maudit, dans lequel le diable se serait embusqué”, écrit George Sand en 1860. En écho à cette présence démoniaque, le peintre Zencréac’h12 réalise en 2004 une série d’une centaine de peintures sur le thème du Jugement dernier, sur un papier fabriqué au Moulin Richard-de-bas à Ambert, près de Thiers. En 2016, avec Damien Deroubaix, l’intégralité du centre d’art devient un théâtre post-mortem infernal13. Au rez-de-chaussée, son impressionnant dispositif pictural se donne tout d’abord comme un seuil symbolique à franchir physiquement : une paroi gravée et encrée de noir est percée de sept portes … De l’autre côté du décor, une fresque haute de plus de 4 mètres de haut et déployée sur 6 mètres de long – à laquelle l’artiste a consacré sept mois de travail – recouvre intégralement le mur du fond et submerge le visiteur(B). Si l’on pense évidemment aux fresques du Jugement dernier, Damien Deroubaix ne propose cependant pas ici une représentation eschatologique manichéenne ; sa version picturale luciférienne du Creux de l’Enfer fait s’entrechoquer dans une scénographie complexe et polysémique, symboles et icones, de toutes cultures et de toutes époques.

Son “inventaire méphistophélique14” rassemble dans des espaces picturaux qui se télescopent une foultitude de motifs revisités : miradors concentrationnaires, têtes de suppliciés, chauve-souris, billets de banque, divinités et idoles tout à la fois démoniaques et protectrices, chimères zoomorphiques, diable ityphallique, furie, pinup dénudée, drapeaux de Daesh, squelette souriant, méduses phosphorescentes, chardons, bulles, ampoules noires… Haute en contraste, tel un monumental retable d’où point un phylactère, la fresque picturale à l’esthétique post-punk et néo-expressionniste nous plonge au royaume d’un Hadès transhistorique et universel. À la manière d’un “Jérôme Bosch œuvrant avec les éléments de notre temps15”, Deroubaix réactualise les grands macabres et compose avec les emblèmes des barbaries humaines contemporaines : obscurantisme, totalitarisme, terrorisme, capitalisme, ignorance, avidité… Le montage iconographique – d’une échelle inédite dans l’œuvre du peintre16- titré Chamcha (du nom du personnage des Versets sataniques de Salman Rushdie) est rehaussé d’un drapeau maculé : le torchon du peintre collé directement sur la toile entre dans la scène et nous ramène à la surface de la représentation(C). Damien Deroubaix invite également d’autres artistes17 à exposer leur interprétation de la figure de l’ange déchu, avec des sculptures “posées [sur la terrasse] telles des gargouilles de cathédrale18”.

Dans l’usine du Creux de l’Enfer, au moment de sa réhabilitation en centre d’art à la fin des années 1980, ont été “retrouvé[es] des traces de messes noires avec des cadavres simulés en os et en cailloux. Ce sont des traditions paysannes, des rituels païens qui renvoient au sabbat : la légende était née19”! Mona Hatoum rappelle en 1999 ces exorcismes populaires – en résonnance avec le cimetière Saint-Jean qui surplombe le centre d’art. Elle dispose ainsi sur le sol de La Grotte20, des “tapis de laine sur lesquels des squelettes se dandinent joyeusement, l’ensemble donnant lieu à une danse macabre toute médiévale qui évoque avec humour le nom du centre21”.

Prenant le contrepied des représentations infernales, avec Le passage des Fées, Paul-Armand Gette et Didier Trenet réunis22 suscitent l’apparition d’une mythologie enchantée, fantasmée à partir de l’ancien nom occitan : Gour des Fades qui peut se traduire par Creux des Fées ou encore Trou des Fées. Jouant des déplacements métaphoriques, et métonymiques, les deux artistes s’immiscent avec facétie dans ces récits et érotisent les espaces d’exposition par la narration visuelle. Pour l’installation, A la traîne de la fée des fûts, Didier Trenet installe devant un drapé blanc, un autel, formé de cinq étages de bouteilles renversées, qui domine au sol des entrelacs d’arabesques – dessinées par des tuyaux d’arrosage – sur un lit de verre pilé. L’installation évoque une fontaine de vin se muant en sexe féminin. En parallèle, Paul-Armand Gette photographie les présences des nymphes prétendument chassées par le diable, qui ne cessent de se métamorphoser et de réapparaitre, dans la “vallée-fente“, dans une vitrine à Thiers23, dans les failles des rochers, dans l’entaille d’une chute d’eau, à la base plissée des troncs de hêtres des sous-bois d’Auvergne, dans la forme suggestive du couteau Catocala du Musée de la coutellerie… dans le lit de la rivière qui s’ouvre en deux bras : “Les deux bras ou jambes (si elles ont des bras pourquoi n’auraient-elles pas de jambes !) de la rivière enserraient un petit buisson fleuri, ce qui est bien normal au printemps24”. Alors que l’étymologie du mot fée, souligne ses différents visages (tout à la fois “sorcière […] douée d’un pouvoir surnaturel et femme pleine de charme […]25”), l’artiste précise : “ce qui est indubitable avec les fées c’est qu’elles sont de sexe féminin26”. Les installations de Paul-Armand Gette, associant pierres volcaniques locales et végétaux endogènes suggèrent des morphologies sexuelles, alors que la roche jadis brulante serait une “métaphore des états passionnels27(D)”.

Hanté de légendes et de récits historiques, le Creux de l’Enfer stimule la production de narrations iconiques, entre réalité et fiction.

Le Musée Khômbol est un musée fictif créé par l’artiste Driss Sans-Arcidet, pour y développer son œuvre depuis 1987. Ainsi, en 1991, son exposition Cetus, Whales and Fish28 est une œuvre d’art totale imaginée à partir du Moby Dick de Melville. Dans tout le bâtiment, l’artiste dispose des éléments muséographiques anachroniques, “maints vestiges et objets [qui semblent] refoulés par l’océan remplissent les étagères d’un magasin que l’on dirait perdu dans les ruelles d’un vieux port à l’atmosphère irréelle.29” Le sol est recouvert d’étendues de sable ; des caisses de bois sont empilées comme déchargées au port, onze harpons surdimensionnés – ouvragés localement en acier massif aux Forges Geoffroy – suggèrent la taille du monstre traqué. Ils sont accrochés les uns les autres, alors qu’un réseau de filets et de filins réunis par des nœuds marins traverse le rez-de-chaussée… Dans la cavité rocheuse, comme dans un espace sacré, des ex-voto marins ou des maquettes de bateaux votifs sont suspendus, tandis que brillent, fichés dans le sol, des poissons de plomb faits d’ébauches de couteaux.

Plongé dans une semi pénombre, le visiteur est littéralement empêtré dans ce dispositif, et ne sait plus où donner de la tête au milieu d’une accumulation de reliques surannées – noix de corozo et dents de cachalot gravées, boussoles, cartographies, cartes postales… – recouvertes de poussière et créées pour la plupart de toute pièce, ce qui le transporte dans un improbable musée ethnographique ou cabinet de curiosités du XIXème siècle. Pris dans les rets d’une scénographie tout aussi fictive que vraisemblable, il devient de facto acteur de cette machinerie théâtrale. “Je fabrique des légendes, des faux-semblants”, précise l’artiste qui s’y met lui-même en scène dans un film30 où des “marins” chassent la baleine depuis le “ponton” du premier étage(E).

En 2013, avec les artistes Martine Feipel & Jean Bechameil, particulièrement sensibles aux “bâtiments survivants”, les deux étages du centre d’art évoluent pour accueillir le décor cinématographique d’un “conte mystérieux”31. L’exposition La nuit sans lune32 est construite à partir du lieu et de son histoire, ainsi que du récit de George Sand, La ville noire, 1860. Les artistes privilégient une atmosphère nocturne, à la fois mélancolique, romantique et fantastique, entre rêve et réalité. Tout comme le son de la rivière pénètre l’espace tout entier, ils souhaitent “ramener le dehors dedans33(F)”. La paroi minérale du bâtiment est moulée par estampage pour être dupliquée et peinte en trompe l’œil. Les facsimilés de rochers sont disposés de manière à obstruer les salles et s’accrochent théâtralement aux cimaises, comme si la roche bien réelle s’était littéralement décrochée ou bien développée à l’intérieur du premier étage en une végétation grimpante et massive. Une mystérieuse corde, illusionniste elle-aussi, est le fil conducteur d‘une narration ouverte. Au rez-de-chaussée, tel un seuil symbolique, une réplique d’un portail en fer forgé entrouvert semble fléchir sous son propre poids ; ses distorsions se reflètent dans des bassins d’eau noire qui dédoublent étrangement l’espace. En surplomb, une énorme cloche – qui annonce de bonnes et de mauvaises nouvelles34” –, accrochée à des vestiges de machinerie industrielle, bat la cadence, sans un bruit. “Nous avons été marqués par le passé de l’usine, l’idée de réactiver la poulie, de lui redonner vie avec la cloche est venue plus tard35”. La nuit sans lune est un mirage qui se joue de nos perceptions et sensations ; les différents éléments qui constituent l’exposition participent en écho les uns les autres, à l’élaboration d’un univers fictionnel fantastique. “Ce sont des délocalisations devenues comme des espaces intérieurs ou mentaux, qui traduisent nos incertitudes, nos peurs et nos envies.36(G)

Françoise Quardon ouvre d’autres territoires narratifs et oniriques, autrement baroques. Lorsqu’elle participe en 1995 à l’exposition collective Pour un couteau37, elle scénographie la décollation canonique de Judith et Holopherne : “[…] de longs vaisseaux tentaculaires s’échappent du gigantesque cœur suspendu au plafond sur lequel clignotent des ampoules flamme. C’est Judith. Holopherne pend dans la grotte. Le projecteur qu’il contient envoie sur le sol l’image d’une tête de mouton tranchée : la bible relue et réinterprétée38(H).” En 200039, elle propose un récit en hommage à Kafka, à travers la figure de Milena, tous deux représentés de manière métonymique à travers des dispositifs sculpturaux et olfactifs : Le Manteau de Franz, la jupe de Milena, les Larmes de Milena

De manière décalée, au premier étage, Fabrice Hyber40s’empare en 1992 de la figuration de l’absence avec Prothèses, une installation composée de vêtements et accessoires contemporains suspendus à des élastiques à chapeau, à la manière d’une salle des pendus (vestiaires des mineurs au début du XXème siècle). “Les vêtements flottaient, comme en lévitation dans l’espace. Le public par sa présence les faisait bouger un peu. […] J’ai travaillé à partir de documents d’archives de l’usine ; […] des histoires de fantômes […] je me rappelle d’une photo d’une salle avec des vêtements d’ouvriers, pendus, comme des prothèses vides.41” Le vêtement est une enveloppe, une présence en creux, il rappelle le corps absent. Cette installation nourrira l’œuvre de Fabrice Hyber, notamment les Prothèses et les POF (Prototypes d’Objets en Fonctionnement). Mais au Creux de l’Enfer, les mues anachroniques sont comme hantées de la mémoire ouvrière(I).

En 2019, pour leur exposition Anatomie d’un corps absent42, le duo d’artistes mountaincutters travaille avec “l’histoire et l’esprit des lieux […] en détournant des matériaux industriels et naturels […] chargés [d’] énergie […]43”. Des objets (lampes industrielles, batteries…), des matières (terre, eau, pierres…) et des matériaux (verre, acier, cuivre…) sont mis en tension au travers d’assemblages qui manifestent des processus de transformation, ou qui semblent déposés tels des vestiges à activer. Des structures métalliques supportent de fines plaques de cuivre oxydées de dimension anthropomorphiques, déposées à l’horizontal, “courbées comme si elles avaient accueilli les corps allongés [des émouleurs]”. Les moutaincutters rappellent ainsi la mémoire des corps absents, ceux des ouvriers qui émoulaient les lames sur les meules entrainées par la rivière, dans une posture spécifiquement thiernoise… dans la Vallée des rouets en effet, les émouleurs travaillaient en surplomb juste au-dessus de la meule en rotation, à plat ventre sur une planche, un chien sur les jambes comme source de chaleur. Cette “posture de travail originale [… a] contribué à faire de cet ouvrier une figure de légende44”.

Pour une exposition collective en 199645, l’artiste irlandais Philip Napier investit le sous-sol et réveille l’esprit des lieux chargés d’une mémoire industrielle. Attenantes au plafond et aux vestiges des poulies du rez-de-chaussée, quatre répliques de cabines de contremaitre ont été fixées. Sous ces dernières, un réseau de véritables toiles d’araignées suspendues à de simples ruban adhésif, s’assemble en une symbolique auréole lumineuse(J). “C’était le premier projet de Philip Napier en France. Il a travaillé à partir de la nature du lieu, par rapport au déclin industriel. Nous avions récupéré les toiles d’araignées dans des usines désaffectées à proximité. Les cabines étaient identiques à celles installées à côté des marteaux pilons, dans l’usine Préciforges. Le disque de lumière en néon, au centre du Creux de l’Enfer, c’était comme un ensoleillement, comme la construction d’une nouvelle mémoire46.”

Les chambres de savon. Elles évoquent la mémoire du lieu. Je suppose qu’elles n’auraient pas vu le jour sans ma visite au Creux de l’Enfer47, écrit en 1995 l’artiste polonais Miroslaw Balka, à propos de sa première exposition en France48, intitulée de manière ironique : J’ai en ma possession un certificat de vaccination contre le choléra, la fièvre jaune, le typhus, la variole(K).Un ensemble de sculptures disposées au rez-de-chaussée se présentent tout d’abord comme des structures métalliques d’une austère rigueur formelle. En métal rouillé, leurs formes et dimensions suggèrent des habitacles minimalistes – cabine, lit, cercueil – dans lesquels le spectateur ne peut pénétrer. Les dimensions correspondent précisément à la taille du corps de l’artiste. Ce sont ces mesures, comme étalon de la sculpture, qui servent de titre à chacune des pièces : tel que 250 x 120 x 194, 250 x 120 x 194. Les volumes évidés s’envisagent dès lors comme des autoportraits, mais exhalent aussi de manière transhistorique, les présences de corps absents. Jouant des contrastes, entre intérieur et extérieur, chaud et froid, vie et mort, Miroslaw Balka enduit les objets sculpturaux en acier de savon, les tapisse de feutre ou de linoléum, y dépose du sel ou encore des cendres – le sel renvoyant à l’exsudation du corps et la cendre à ses résidus. Ces traces de vie rendent l’atmosphère profondément nostalgique. […] Aussi l’humanité sous-jacente réapparait-elle […], et vient hanter les lieux(L).

Quand j’ai rencontré Doris Salcedo d’abord à New-York, puis à Bogota, elle était inconnue en France. C’était sa première exposition49 en Europe. A Thiers ! Les œuvres exposées sont arrivées de Colombie, mais ça faisait tellement écho au lieu !50”. Doris Salcedo convoque les fantômes des personnes disparues, victimes de la guerre civile. Dans ses sculptures et installations, sont détournés des objets et reliques récupérés auprès de familles colombiennes frappées par la disparition violente de membres de leur famille. Pour les ensembles La Casa Viuda(M), “elle incruste, encastre, morceaux de vêtements, boutons, fermetures éclair, souliers, chemises, à l’intérieur de meubles [pris dans du ciment]. D’une certaine manière, elle exhume et singularise ceux qui ont disparu […] au-delà du simple fait divers51”.

Au sous-sol, elle réactualise l’une de ses œuvres emblématiques : Atrabiliaros. Des niches rectangulaires, comme de petites fenêtres à hauteur de vue, sont creusées dans l’épaisseur des cloisons et refermées par des membranes de peau animale translucide, cousues à même le mur par d’épais points de suture. Elles laissent transparaitre de manière spectrale – comme de lointains souvenirs – les objets qu’elles contiennent : des chaussures ayant appartenu à des personnes disparues. Ces œuvres mémorielles ont ainsi valeur de cénotaphes ou de mausolées. “Je voulais transformer ces objets en objets inutiles, dysfonctionnels, leur faire changer de statut, qu’ils passent de l’utilitaire au symbolique52”, souligne l’artiste. Les vestiges personnels, les objets intimes, le mobilier domestique utilisés par Salcedo sont des figures métonymiques qui font sourdre la présence d’êtres absents. Ce sont des incitations au dialogue, entre les disparus et les vivants.

Anne Favier

 

NOTES:
1. Si l’on se réfère à l’étymologie occitane.
2. Le rouet qualifie à la fois un élément du mécanisme hydraulique – Roue dentée qui placée sur l'arbre d'un moulin à eau ou à vent, communique le mouvement à tout le mécanisme, selon l’une des définitions du CNRTL, et à Thiers, l’atelier de travail lui-même : L’émouleur travaille sur un rouet, atelier collectif à l’intérieur duquel chacun achète ou loue sa place, Anne Henry, Thiers. Une exception industrielle. Inventaire général, ADAGP, Images du patrimoine n°229, 2004, p. 11.
3. Voir l’historique détaillé in infra, Anne Favier, L’art de la production.
4.  Frédéric Bouglé, Histoire d’un site, mémoire d’un centre d’art. Du “rocher saint Genès” au Centre d’art contemporain, le Creux de l’Enfer, in cat. Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, Clermont-Ferrand, éd. du Miroir, 2003, p. 166.
5. La collection éditoriale Mes pas à faire au Creux de l’Enfer, dirigée par Frédéric Bouglé jusqu’en 2018, sera également estampillée de cet emblème.
6. Frédéric Bouglé, Ibid.
7. Archives du Creux de l’Enfer, document tapuscrit non signé, repris par Frédéric Bouglé, Ibid.
8. La Croix que l’on trouve dans mon triptyque, bien que spirituel, représente peut-être le plus et non pas la croix…”, Florence Reymond, décembre 2021. Voir infra, Anne Favier, Réfléchir l’environnement.
9. Alice Chevrier, Ibid.
10. Article “Creux de l’Enfer, la légende va à l’eau”, in La Montagne, daté de 1992, non signé, Thiers, archives municipales.
11. Programme d’expositions collectives de jeunes artistes diplômés, voir infra, Loïc Borde “Les Enfants du Sabbat, la jeune création au Creux de l'Enfer”.
12. Exposition Zencréac’h, Le jugement dernier, 4 juillet - 24 sept. 2004, commissariat Frédéric Bouglé. Notons qu’à l’époque, l’artiste Stéphane Pencréac’h a pris le nom de Zencréac’h.
13. Exposition Damien Deroubaix. Post MORTEM, 13 oct. 2016 - 29 janvier 2017, commissariat Frédéric Bouglé.
14. Frédéric Bouglé, entretien avec Damien Deroubaix, février - mars 2016, archives du Creux de l’Enfer.
15. Frédéric Bouglé, texte de présentation, Damien Deroubaix. Post MORTEM, 13 oct. 2016 - 29 janvier 2017, flyer imprimé, archives de la ville de Thiers.
16.
La peinture produite pour le Creux de l’Enfer a ensuite intégré une grande collection privée. Entretien avec l’artiste, avril 2021.
17.
Gaston Damag, Souche, Yannick Vey, Gretel Weyer. Camille Fisher réalise aussi une performance le soir du vernissage.
18. Frédéric Bouglé, entretien avec Damien Deroubaix, Ibid.
19. Xavier Fabre, entretien avec l’architecte (Cabinet Fabre - Speller), juin 2021.
20. Mona Hatoum, Rugs (Made in Egypt), 1998, 530 x 235 cm, in exposition Mona Hatoum, op.cit., voir infra Anne Favier L’art de la production et Machineries.
21. Richard Leydier, in Artpres n° 252, déc. 1999.
22. Exposition Paul-Armand Gette & Didier Trenet, 7 juillet - 29 sept. 1996, commissariat Laurence Gateau.
23. Quelle ne fut pas ma surprise ce matin du 21 mai quand me promenant dans les rues de Thiers, je tombais en arrêt devant la façade d’un salon de coiffure sur les vitres de laquelle une fée se livrait à ses occupations transformant Cendrillon en une somptueuse princesse”, Paul-Armand Gette, légende d’une photographie, Le passage des Fées, édition Le Creux de l’Enfer, 1996, p. 15.
24. Ibid., p. 19.
25. Définitions relevées par l’artiste, dans le Larousse élémentaire illustré de 1926, et dans le Dictionnaire usuel illustré, Quillet-Flammarion de 1982, Ibid., p. 17.
26. Ibid.
27. Cf. titre de l’article de Catherine Francblin, Paul-Armand Gette. Le Volcanisme métaphore des états passionnels, Artpress n°174, 1992.
28. Exposition Driss Sans-Arcidet, C-W-F Cetus, Whale & Fish, Musée Khômbol, 17 janv. - 17 mars 1991, commissariat Laurence Gateau.
29. Art. (non signé), La Gazette, Thiers, 26 janvier 1991.
30. Un court métrage a été produit par le Creux de l’Enfer, filmé sur le lieu de l’exposition, ainsi que dans un atelier de forgeron et dans les paysages thiernois : CETUS, WHALES AND FISHES, réalisation Anne-Marie Groscolas, E.N.S.A.V., 1991, Le Creux de l’Enfer, Thiers. Copie VHS, archives du Creux de l’Enfer (sous-sol).
31. Martine Feipel, entretien avec l’artiste, nov. 2020.
32. Exposition Martine Feipel & Jean Bechameil. La nuit sans lune, commissariat Frédéric Bouglé, 16 oct. 2013 - 2 fév. 2014.
33. Martine Feipel, entretien avec l’artiste, Ibid.
34. Martine Feipel et jean Bechameil, in vidéo produite par le Creux de l’Enfer, DVD, archives du Creux de l’Enfer.
35. Ibid.
36. Martine Feipel et Jean Bechameil, Extrait d’un entretien de Martine Feipel et Jean Bechameil avec Frédéric Bouglé, avril - juin 2013, archives du Creux de l’Enfer.
37. Exposition collective Pour un couteau, commissariat Laurence Gateau, 12 février - 16 avril 1995. Voir infra, Anne Favier, L’art de la production.
38. Compte-rendu de visite d’exposition, non signé, archives de la ville de Thiers.
39. Exposition Françoise Quardon. No stairways to heaven, commissariat Frédéric Bouglé, 6 fév. - 16 avril 2000.
40. Exposition Fabrice Hyber, Les Deux étages, commissariat Laurence Gateau, 25 janvier - 19 mars 1992. Voir infra, Anne Favier, L’art de la production.
41. Fabrice Hyber, entretien avec l’artiste, mai 2021.
42. Exposition Anatomie d’un corps absent, 21 juin - 22 sept. 2019, commissariat Sophie Auger-Grappin.
43. Thiers : les corps absents des mountaincutters au Creux de l'Enfer, Blog « d’actualité culturelle » de Stéphane Cerri, L’Ar(t)pentuer.
44. Brigitte Liabeuf, “L’émouleur revêt à Thiers une place toute particulière dans la mythologie collective”, in La vallée des Rouets, musée de la coutellerie Thiers. Regards et mémoire, 1997, p. 3
45. Exposition Philip Napier, Gary Phelan & Mark McLoughlin, 17 février - 7 avril 1996, commissariat Laurence Gateau.
46. Laurence Gateau, entretien, février 2021.
47. Miroslaw Balka, in cat. Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, Ibid., p. 176.
48. Exposition Miroslaw Balka : J’ai en ma possession un certifiat de vaccination contre : le choléra, la fièvre jaune, le typhus, la variole, 30 avril - 25 juin 1995, commissariat Laurence Gateau.
49. Exposition Doris Salcedo, 21 avril - 16 juin 1996, commissariat Laurence Gateau. Doris Salcedo a reçu en 2019 le premier Nomura Art Award, doté d’un million de dollars.
50. Laurence Gateau, entretien, avril 2021.
51. Laurence Gateau, texte de présentation de l’exposition Doris Salcedo, 1996, archives du Creux de l’Enfer.
52. Doris Salcedo, in article de Dominique Rodriguez Dalvard, Doris Salcedo, plasticienne résistante. Signes de deuil, Courrier international, publié le 19/11/2018.

 

Paroles


(A) Ainsi parlait Louis Gaucher, l’ouvrier coutelier, à Etienne Lavoute, dit Sept-Epées, le coutelier-armurier. Ils étaient assis au soleil, devant une des cinq ou six cent fabriques qui se pressent et s’enchevêtrent sur les deux rives du torrent, à l’endroit appelé le Trou d’Enfer. George Sand, La Ville noire, 1860.

(B) J’ai proposé à Frédéric Bouglé une représentation contemporaine de l’Enfer. Il était vraiment emballé car depuis 28 ans que le centre d’art contemporain existe, ce thème n’a jamais été abordé. Damien Deroubaix, cité in La Gazette locale, 13 oct. 2016.

(C) J’ai étudié à Saint-Étienne, donc le Creux de l’Enfer je l’ai assidument fréquenté. Quand on est un jeune artiste et que l’on voit un centre d’art comme cela, évidemment, on rêve d’y exposer ! Damien Deroubaix, entretien avec Frédéric Bouglé, vidéo, 2016, archives du Creux de l’Enfer.

(D) Avec Paul-Armand Gette, nous étions allés ensemble chercher des roches sur un volcan. Laurence Gateau, entretien, avril 2021.

(E) Le choix du bâtiment marqué par l’activité humaine et provisoirement transformé pour CETUS Whale & Fish, créé un trouble diffus qui permet au visiteur d’entrer dans la légende qui lui est proposée. Driss Sans-Arcidet, Cetus Whale & Fish Halieutique, 1991, document imprimé et relié, archives du Creux de l’Enfer.

(F) Nous sommes partis du livre de George Sand, qui est un superbe témoignage de l’époque, mais nous n’en avons pas fait une citation directe. On s’est laissé imprégner par le contexte, l’ambiance, qui donnent naissance à l’imaginaire. Dans la vallée, la forêt semblait noire, même en été, et les rochers autour de l’usine vraiment mystérieux. […] C’est un endroit extrêmement fascinant, d’une beauté violente, proche de la nuit. Martine Feipel, entretien avec l’artiste, nov. 2020.

(G) Au Creux de l’Enfer, c’est l’une de nos installations les plus extrême. Martine Feipel, entretien avec l’artiste, nov. 2020.

(H) J’avais […] choisi de ne pas mettre l’image d’un couteau, cet objet de la région, mais bien plutôt de construire une histoire qui y fasse référence. Françoise Quardon, in communiqué de presse de l’exposition Françoise Quardon, Creux de l’Enfer, 2000.

(I) Avec Fabrice Hyber, on avait trouvé dans une usine à proximité, une armoire en métal avec les vêtements des ouvriers non récupérés depuis plusieurs décennies. Il s’en est inspiré, mais n’a pas du tout utilisé ces vêtements-là. Laurence Gateau, entretien, avril 2021.

(J) Les cabines ont été fabriquées à Thiers. Elles évoquaient aussi les usines de Belfast. L’on pouvait circuler sous les toiles d’araignées suspendues, c’était super beau ! Jean-Louis Trocherie, directeur adjoint du Creux de l’Enfer (1999 - 2002), entretien, avril 2021.

(K) Je pense que le bruit de la chute d’eau à travers la fenêtre a eu une influence importante sur le projet et qu’il m’a montré le chemin- l’hygiène. Le son très puissant m’a porté à réfléchir sur la répression de l’hygiène. […] Ceci a été à l’origine [du titre]. Miroslaw Balka, in Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, p. 176.

(L) En invitant Miroslaw Balka au Creux de l’Enfer, il y avait une mise en perspective entre ce lieu de mémoire et la disparition des corps durant la Seconde Guerre Mondiale. Les pièces du rez-de-chaussée ont été produites à Thiers et ont ensuite été achetées par la Tate Gallery. Laurence Gateau, entretien, avril 2021.

(M) La casa viuda, la maison veuve est une expression colombienne qui désigne une maison dont les habitants ont disparu, laissant derrière eux une coquille qui préserve les signes de leur vie quotidienne. Dan Cameron pour Artforum, oct. 1991.

, Martine Feipel, entretien avec l’artiste, nov. 2020.