Machineries

Exposer au Creux de l’Enfer, c’est œuvrer dans la salle des machines. Ouvert aux artistes jusqu’en 2006, le sous-sol conserve toujours une turbine hydraulique à réaction1, activée à partir du milieu du XIXème siècle pour démultiplier la puissance motrice de la Durolle. Au plus près de la chute d’eau, la machinerie intérieure dotée d’engrenages était reliée aux poulies en bois. Préservées, certaines d’entre elles sont aujourd’hui toujours suspendues au plafond du rez-de-chaussée. Ces poulies entrainaient à leur tour les machines et les meules, par l’intermédiaire de courroies. Les ouvriers travaillaient alors dans un univers infernal […] cloitrés entre des fours incandescents, des découpoirs mécaniques, des étaux limeurs, et autant de marteaux pilons à planche et de martinets à ressort assourdissants. Rougeoiement de la fournaise, chaleur intense, bruit fracassant, membres happés par des courroies, mains coupées par des machines, corps broyés par l’éclatement des meules [… témoignent d’] une situation qui fait dire […] que même le diable ne voudrait pas habiter ici2.

Succédant à plusieurs siècles d’activités manufacturières et industrielles mécanisées, le centre d’art, implanté dans un lieu de dépense et de production énergétiques, est par essence cinétique. Aussi, de nombreuses œuvres conçues pour le Creux de l’Enfer réveillent-elles le souvenir des machines, en réinvestissant ou en réactivant les reliques mécaniques, à travers la production de créations animées ou appareillées, de machineries infernales, d’agencements et de circuits automatisés, de dispositifs mobiles – ou suggérant un mouvement en puissance, voire qui mettent en mouvement le spectateur –, de machines organiques, poétiques ou désirantes…

Ce sont ces “rouages des machines, semblables à des monstres furieux, décrits par George Sand en 1861 dans La ville noire ; ces machines folles, broyeuses d’hommes, qui ont directement inspiré Mona Hatoum3. Chaîne (1999) est un assemblage de gants de cuir beige cousus les uns aux autres et enroulés autour des vestiges d’une poulie. Les parentés formelles avec les traditionnelles courroies de cuir suggèrent “bien plus l’accident du travail (fréquent, pour ne pas dire journalier, dans les usines de coutellerie au XIXème siècle) que la fraternité ouvrière...(A). C’est en parallèle qu’a été installée la célèbre Grande broyeuse (Mouli-Julienne x 17), créée pour le Creux de l’Enfer. Cette réplique en acier sombre d’une râpe à légume rotative – accompagnée d’un jeu de disques à hacher – surdimensionnée à l’échelle de l’espace brut du rez-de-chaussée, tient de l’instrument de torture à taille humaine. L’œuvre ressemble à une machine infernale archaïque...4à l’allure zoomorphique. Dans le contexte du Creux de l’Enfer, Mona Hatoum magnifie un ustensile domestique pour rappeler les terribles conditions de travail à l’ère des découpoirs mécanisés et des rouets : à l’époque, “l’émouleur découvre le tambour et installe la courroie reliée à sa meule sur la poulie correspondante […] lorsque la meule éclate, l’émouleur “monte au plafond”, projeté violemment en l’air avec les débris de la meule5”. Disposés au sol, les gigantesques disques à hacher de différents calibres évoquent encore plus vivement le tranchant des meules en rotation dans l’usine de couteaux. Mona Hatoum confie : “[…] J’ai lu La Ville noire de George Sand. C’est une nouvelle fondée sur la vie des ouvriers à Thiers. L’image dominante que j’en ai gardée est la vision de cet endroit entièrement composé de meules qui tournent et qui aiguisent le métal pour en faire des lames tranchantes – jusqu’à ce que tout s’arrête. C’est donc cela qui m’a donné l’idée de faire une grande Mouli-Julienne qui se dresse, menaçante, au-dessus de nos têtes comme une grosse machine équipée de ces trois grands disques aux encoches tranchantes et déchirantes6(B)”.

De manière métaphorique, Claude Lévêque fait également écho à la mémoire des activités industrielles de l’usine du Creux de l’Enfer. En 20007, il redouble l’ensemble des murs et baies vitrées intérieurs de monumentales feuilles d’inox plissées, décalées les unes des autres. Ainsi, l’artiste ponctue les singularités architecturales et lumineuses du bâtiment, d’une part en rejouant le relief de la paroi rocheuse contre laquelle s’adosse le centre d’art, d’autre part, en laissant se diffuser par des interstices – telles des meurtrières – la lumière naturelle dont l’orientation fluctue au cours de la journée. En outre, les propriétés des feuilles de métal, aux surfaces brisées et aux bords acérés comme des lames, rappellent tout à la fois les manufactures de papier et la production coutelière. En réverbérant, fragmentant et diffractant l’espace, l’inox froissé opère comme une machinerie optique. De surcroît, un dispositif d’éclairage artificiel –soit une dizaine de flashs stroboscopiques – provoque selon un rythme régulier d’intenses percutions lumineuses qui font silencieusement ressusciter le souvenir des chocs assourdissants des marteaux, et marteaux-pilons sur le métal. “[…Entre] lumière naturelle et éclairs artificiels […] l’espace ne cessait d’être pourfendu, lacéré par ce jeu d’ombres et de lumières8”. A travers cette épreuve sensorielle, l’artiste fait sourdre la violence des relations entre l’homme et la machine à l'ère de la révolution industrielle(C). “C’était génial ; mais très difficile à regarder. Cela me faisait penser aux martinets, et rappelait l’horreur que c’était de travailler à ce poste9”.

Avec l’exposition Un monde machine mis en abîme10, Samuel Rousseau allie intimement corps et machines. A l’intérieur du centre d’art, une pulsation sonore très puissante couvre immédiatement le grondement de la rivière ; “je voulais du son, une vraie matière sonore, je voulais un son industriel !11”, souligne l'artiste. Dans l’usine en activité, le vacarme était en effet incessant ; pour George Sand, les ouvriers “pour s’entendre parler […] au bord de cette violente et superbe chute d’eau [avaient l’habitude] de saisir la parole humaine à travers le bruit continuel des marteaux, le cri aigre des outils et le sifflement de la fournaise12”. Mais en 2012, au rez-de-chaussée du bâtiment réhabilité, “il s’agissait en fait d’un bruit intra utérin reconstitué – qui correspond à ce que le fœtus entend, mais de l’intérieur. Le son était perçu par les visiteurs adultes comme agressif, et difficile à supporter, alors qu’il était rassurant pour un enfant13”. Parmi les œuvres rassemblées pour cet environnement sonore, tout à la fois mécanique et organique, Samuel Rousseau réactive l’installation Trafik, 2006, une création multimédia qui renvoie à la circulation des travailleurs, aux flux humains et commerciaux(D). Un imposant labyrinthe de palettes de bois – “de 3-4 mètres de hauteur, pour intégrer le corps du spectateur dans la structure14– accueille des vidéos qui tournent en boucle. A l’intérieur des constructions, des silhouettes filmées circulent frénétiquement, elles cavalent dans tous les sens15”. Le battement et le trafic perpétuels, proposés par Samuel Rousseau, soulignent “l’énergie et [à] la vibration très forte du lieu16” ; la scénographie animée remémore aussi les cadences infernales des travailleurs de la Vallée des Usines.

En 1995, l’artiste américaine Diana Thater conçoit une toute autre expérience vidéographique immersive, coproduite par le Creux de l’Enfer et un musée d’art contemporain de Chicago17. Tourné avec six caméras, un film documentaire sur le dressage pour le cinéma d’un couple de loups, fait l’objet d’un complexe dispositif technique de projection in situ. Au rez-de-chaussée, les baies vitrées sont doublées de gélatine colorée ; six moniteurs restituent la mécanique des captations dans un espace lumineux devenu polychrome. A l’étage supérieur, à l’instar des loups filmés, le spectateur est encerclé par les six projections vidéographiques : il est donc totalement intégré à la matière filmique qui se répercute sur l’architecture intérieure(E). “Bien que mon travail soit généralement défini comme “installation vidéo” […] c’est dans la sculpture de l’espace et dans l’interaction des images, de l’architecture et des spectateurs se mouvant dans l’œuvre que le travail prend sens. […] A Thiers […] les murs, la falaise, la rivière, le bruit de l’eau descendant en cascade m’ont inspirée dans l’installation de l’œuvre, et je pense qu’ils ont également inspiré son imagerie18”.

L’installation vidéographique Suspension of Disbelief (for Marine) a aussi été créée pour Le Creux de l’Enfer, dans le cadre de l’exposition personnelle de Gary Hill en 199219. Une ligne horizontale de 30 moniteurs insérés dans une poutre d’aluminium traverse tout l’espace du rez-de-chaussée. “Les moniteurs s’allument de manière intermittente, suivant un rythme impossible à prévoir, brusque ou plus lent. […] l’image est parfois si peu perceptible (car trop brève) qu’elle est seulement lumière et impulsion électrique. On peut apercevoir deux corps nus allongés, un homme et une femme, montrés séparément et par fragments ; ces corps qui sont immobiles s’animent par la nervosité du montage […]20”. Filmés en noir et blanc, les deux corps apparaissent et disparaissent furtivement ; le clignotement lumineux favorise l’illusion optique de leurs déplacements ; “le spectateur devient à son tour mobile, et ne peut plus simplement faire face à un écran21”. Le battement visuel relève d’une programmation électronique qui transmue la scansion vidéographique en une pulsation amoureuse, une machine désirante...(F)

Dans ce même espace, Vivien Roubaud compose en 201922une véritable mécanique des fluides, ou une machinerie organique, aussi bien visuelle que sonore, connectée au flux de la Durolle. L’installation nommée Désiphonnage est un assemblage d’éléments de plomberie détournés : éviers et chasses d’eau sont fixés à différents niveaux des poutrelles métalliques et sont raccordés les uns les autres par de larges tuyaux qui s’enroulent et circulent dans tous les sens23”. Le spectateur se déplace dans ce réseau viscéral, aux sons des borborygmes de la rivière, alors que l’eau captée en direct reflue par intermittence des siphons. Avec humour, l’artiste déjoue ainsi les programmes qui animent machines et objets industriels […]. Mais au-delà de leur aspect purement technique, les expérimentations de Vivien Roubaud ramènent la mécanique du côté des vivants24”. Au premier étage, d’anciens lustres à pampilles sont encapsulés dans des ballons gonflables et tournent à toute allure autour de leurs axes. Les trois Gonflables offrent de temps à autre un concerto de cliquetis avec leurs cristaux qui s’entrechoquent. Un événement où la tension est palpable et dans lequel les œuvres, emportées par leurs mouvements, flirtent avec leur propre autodestruction25”. De l’extérieur, à la tombée de la nuit, les machines folles aux lumières virevoltantes semblent animer énergiquement le bâtiment. 

En mobilisant la force motrice de la chute d’eau pour activer Désiphonnage, Vivien Roubaud réanime des entrailles du sous-sol les vestiges du mécanisme hydraulique producteur d’énergie jusqu’au début du XXème siècle, avant la généralisation de l’électrification. Aujourd’hui, les problématiques écologiques encouragent de nouveau l’exploitation de cette ressource naturelle dans la perspective d’une autonomie énergétique(G). Dès sa participation en 1985 au Symposium de sculpture métallique26et sa découverte conjointe de l’usine en friche, George Trakas avait envisagé de réactiver la turbine historique pour produire de l’électricité. En accord avec l’artiste, les architectes Xavier Fabre et Vincent Speller, en charge de la réhabilitation du bâtiment27, ont travaillé dès 1987 sur un projet de microcentrale hydroélectrique de turbines submersibles28”. Cette turbine aurait pu permettre de fabriquer notre propre énergie électrique et j’aurais aimé qu’on puisse la restaurer à cette fin, précise Laurence Gateau une dizaine d’années plus tard, mais cela ne s’est jamais fait29(H).

Machine mue par l’eau30; lieu où la force du travail est fournie par la puissance hydraulique31 : ces acceptions premières liées à l’étymologie du vocable usine, témoignent des relations historiques de l’usine et de l’énergie hydraulique.

De manière dialectique, en 200432, le chilien Norton Maza imagine pour le sous-sol l’installation aquatique, Apnée, en élaborant un système de pompe hydraulique en circuit fermé, relié à la Durolle. Des sculptures en terre asséchée représentent des scènes de corvée d’eau et des situations de sécheresse. Elles sont enchâssées entre deux parois de plexiglas thermoformées33 dont l’intervalle est immergé mécaniquement de manière intermittente, [les figurines sont] à un rythme régulier, un moment en apnée, un moment privées d’eau34”. L’artiste met en tension une situation industrielle fertile et des problématiques environnementales et sociales latino-américaines : il construit un dispositif de régulation  d’eau qui met en scène la vie quotidienne de ceux qui en sont privés […] et ne fait voir la précarité qu’à travers une vitrine protectrice35.

D’autres œuvres relevant de dispositifs automatisés, telles des machines célibataires, se sont inscrites en regard des systèmes de production mécanisée et de l’automatisation industrielle. Ainsi, l’été suivant, l’artiste allemand Gereon Lepper présente-t-il trois sculptures, des machines cinétiques […] qui forment dans leur ensemble une véritable chorégraphie vivante, et qui rythme son souffle et sa gestuelle dans les profondeurs rocailleuses d’un temps industriel36.Au premier étage, Black Widow, animée par un mécanisme à air comprimé, ressemble à une araignée géante dont la structure s’ouvre et se ferme dans un mouvement ascensionnel jusqu’au plafond. Au rez-de-chaussée L’Appel des montagnes, un imposant cylindre en acier ajouré, entraine lentement des blocs de roche. Les lourdes pierres charriées par le tambour motorisé – dont la structure rappelle les roues à palettes métalliques de la fin du XIXème siècle dans la Vallée des Rouets37 – retombent régulièrement avec fracas. Ces sculptures mobiles, n’habitent pas l’espace, elles le font travailler38(I).

De surprenants mouvements giratoires sont échafaudés pour cet espace encore hanté par son histoire industrielle. Ainsi, en 2002, Didier Marcel fait rythmer le rez-de-chaussée d’une ligne de quatre sculptures rotatives39, en jouant de la dissonance vis-à-vis de l’atmosphère naturellement brutaliste du site. Des moulages de troncs d’arbres d’essences locales, d’environ trois mètres de haut, se dressent telles des colonnes sur des disques en métal poli motorisés, produits et fournis par Arcelor BCS. Les surfaces des arbres artificiels en résine sont parées d’un traitement industriel, un flocage duveteux de couleurs pastel : le sapin est violet, le peuplier jaune paille, le chêne rose et le hêtre mauve. Cette colonnade colorée croise l’axe des poteaux métalliques gris qui structurent le lieu, autrefois industriel ; ensemble, ils constituent une forêt factice singulièrement émouvante40.Les étranges fûts tournent en silence sur eux-mêmes, à partir de ce moment, beaucoup de choses vont tourner dans mon travail41”, remarque l’artiste. A Thiers, Didier Marcel présente une nature géométrisée […] juchée sur des socles rotatifs en inox poli miroir qui [la] fait ressembler à de précieux objets de démonstration42. L’installation cinétique aux accents psychédéliques est une critique esthétique vis-à-vis de l’image romantique de la friche industrielle et du fantasme d’une nature idéalisée et sauvage à laquelle l’artiste oppose un ersatz de nature domestiquée, artificialisée(J).

En 2007, Delphine Gigoux-Martin43 scénographie d’autres formes de reconstitutions en imaginant une chorégraphie d’oies naturalisées et diversement animées. Le rez-de-chaussée, est la pièce la moins dénaturée, l’on focalise sur le plafond, cette partie haute qui a gardé l’esprit du lieu, avec les traces de machines, les roues des engrenages, les voûtains en briques44”... comme un grand four […] ce plafond m’a fait penser à une rôtisserie45.L’installation, intitulée avec humour La Rôtisserie de la reine Pédauque, est élaborée pour le centre d’art et sera ensuite présentée dans une autre configuration aux Remparts d’Aigues-Mortes en 2008. Afin de susciter un contraste thermique symbolique, les fenêtres sont occultées de l’extérieur par des plaques de polystyrène blanc aux propriétés isolantes –  l’impression d’être dans un igloo », alors qu’à l’intérieur sont suggérées les flammes de l’Enfer… lentement, treize oies taxidermisées tournent en décalé et en continu, transpercées par de véritables tournebroches mécaniques de différentes hauteurs, dont les dimensions ont été adaptées à l’échelle du lieu, comme si [les oies] avaient été instantanément embrochées et grillées en traversant le Creux de l’Enfer46”, indique l'artiste(K). La cadence lente et répétitive correspondait au mouvement réel d’une rôtisserie, à l’instar d’un mécanisme industriel, mais elle donnait aussi l’impression d’un vol sauvage, ou d’être dans une volière47”. Simultanément, des dessins animés projetés en boucle, défilent sur les murs et les fenêtres : des oies tirées en plein vol tombent silencieusement, alors que le ronronnement régulier des mécanismes s’accorde à celui autrement prégnant de la rivière. Invité à circuler sous les volatiles en rotation, et au milieu des projections, le spectateur s’incorpore aux différents dispositifs cinétiques. Le rituel du vernissage donne lieu à une performance dinatoire : de grands plateaux suspendus aux plafonds – garnis de rillettes confectionnées par Delphine Gigoux-Martin avec la chair des oies naturalisées – descendent en offrande aux convives. Une scène de ripaille orchestrée, en écho au casse-croûte de l'ouvrier48(L)”.

Une sorte de manège infernal où se côtoient des moteurs, des selles à cheval et de nombreux troncs d’arbres disséminés çà et là – prêtés par la scierie de Sainte-Agathe, sans compter des ribambelles de lapin49” : l’installation composite et vivante du californien Jeffrey Wisniewski est à considérer comme une critique loufoque, ironique et polysémique de la société industrielle et des représentations culturelles stéréotypées. La scène de rodéo rudimentaire prend la forme d’une machinerie absurde : les chevaux sont matérialisés par des bidons métalliques récupérés, recouverts de tapis de peau de veau noir et blanc, sanglés de selles taxanes pour enfants. Les mobiles motorisés sont encore rehaussés de panneaux solaires, et font bruyamment leur révolution au milieu du centre d’art alors que des lapins, noir et blanc eux aussi, sautillent dans tous les sens. Les lapins font partie de l’installation, ils ont une attitude très naturelle face à la machine50”, remarque l'artiste avec humour(M).

La même année, les Suisses Peter Fischli et David Weiss51 exposent un ensemble photographique de la série Equilibres qui met en scène d’absurdes assemblages d’objets usuels hétéroclites saisis dans des équilibres très instables. Parallèlement, leur emblématique film Le Cours des choses, 1987, présente une séquence exaltante de réactions en chaine, au cours de laquelle des objets banals sont mis en mouvement, interagissent, se bousculent, se transforment, explosent … en une suite logique mais toujours surprenante d’incidents mécaniquement orchestrés et d’évènements programmés, sans finalité.

Souvent associé à Fischli & Weiss, en qualité d’artiste-ingénieur loufoque, Roman Signer organise sa venue au centre d’art en novembre 199252 comme un évènement artistique. Son itinérance depuis la commune Suisse de Saint-Gall jusqu’à Thiers, est effectuée pendant trois jours de voyage en triporteur utilitaire Piaggo, chargé d’objets et matières inflammables qui peuplent son environnement artistique53”. Ponctué d’incidents, son voyage initiatique de 800 kilomètres est documenté ; il fait l’objet d'une publication enrichie de polaroids : Mon voyage au Creux de l’Enfer54. Au terme du périple, le véhicule Piaggo est installé au milieu du rez-de-chaussée et fait contrepoids pour soulever du plafond via une poulie, un seau en métal rempli d'eau(N). Outre le triporteur, le centre d’art accueille des photographies, des films, ainsi que des objets énigmatiques et triviaux – une échelle garnie de ballons gonflables, une paire de bottes, des pains de terre, des détonateurs, des bidons, des tiges de bois, un vélo rattaché à un grand ruban de plastique jaune enroulé au poteau central du premier étage et intitulé, comme le signale le cartel : 100 fois le tour du pilier … renvoyant à une performance activée par l’artiste avant le vernissage. L’exposition est un champ de tension de forces motrices55”, qui délivre au spectateur les mécanismes et les vestiges de ses sculptures éphémères. Diversement agencés, les artefacts renvoient à des actions latentes ou à des évènements en puissance, ils laissent imaginer ce qui aurait pu se produire in situ, ou encore ce qui pourrait arriver. De manière absurde et dérisoire, Roman Signer montre que rien n’est statique, que tout est dans le mouvement et la transformation56”. Alors que toutes les 30 secondes, une détonation sourde et grave résonne dans le centre d’art57”, les objets à l’arrêt sont comme en instance de changements d’états, de modifications, d’animations, de libérations énergétiques potentiels. La relation de Roman Signer avec le Creux de l’Enfer a commencé le 14 décembre 1991, dans une action intitulée “Petit évènement [donnée sur la terrasse et en public] ; il était habillé d’un vêtement ignifugé, un bidon industriel bleu était posé au centre de la terrasse, il s’est avancé vers lui, hiératique, a retiré le couvercle, une flamme jaillit58(O)”.

Anne Favier

NOTES:
1. turbine centripète à réaction, Notice Moteurs et transmissions, pour Usine du Creux de l’Enfer, in Anne Henry, Thiers. Une exception industrielle. Inventaire général, ADAGP, Images du patrimoine n°229, 2004, p. 50.
2. Frédéric Bouglé, Histoire d’un site, mémoire d’un centre d’art. Du “rocher saint Genès” au centre d’art contemporain, le Creux de l’Enfer, in catalogue Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, Clermont-Ferrand, éd. du Miroir, 2003, p.166.
3. Exposition Mona Hatoum, commissariat Laurence Gateau, 26 sept. 1999 - 2 janv. 2000. Voir également infra, Anne Favier, L’art de la production et Esprits des lieux.
4.  Geneviève Breerette, Les Machines ordinaires et cruelles de Mona Hatoum, Le Monde, 9 mars 2000.
5.  Anne Henry, le Rouet”, in B. Liabeuf (dir.), La vallée des Rouets, Thiers, Musée de la coutellerie Thiers, coll. Regards et mémoire, 1997, p. 31.
6. Mona Hatoum, entretien avec Jo Glencross, juillet 1999, archives du Creux de l’Enfer.
7. Exposition Claude Lévêque, Herr Monde, commissariat Frédéric Bouglé, 11 juin - 17 septembre 2000.
8. Cyrille Callière, « De lames et de lumières », in Turbulences vidéo, octobre 2000.
9. Jacques Bechon, artiste, entretien, mars 2021.
10. Exposition Samuel Rousseau. Un monde-machine mis en abîme, commissariat Frédéric Bouglé, 3 oct. 2012 – 3 fév.2013.
11. Voir infra : Anne Favier, “Mises en situation.
12. George Sand, La Ville noire, ibid.
13. Samuel Rousseau, entretien avec l’artiste, Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid.
17.
Exposition Diana Thater. China, commissariat Laurence Gateau, 15 oct - 3 déc. 1995. L’installation China, 1995, a été coproduite par le Creux de l’Enfer et The Renaissance Society de Chicago. Le titre de l’œuvre renvoie au nom d’un des deux loups dressés (China et Silho) pour le film Croc Blanc 2, 1994.
18. Diana Thater, in catalogue Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, Ibid., p. 215.
19. Exposition Gary Hill, commissariat Laurence Gateau, 4 juillet - 13 sept. 1992.
20. Catherine Grout, Gary Hill : la condition humaine de la pensée, in Arte factum n° 48, juin, juillet, aout 1993.
21. Ibid.
22. Exposition Vivien Roubaud, Univers encapsulés, commissariat Sophie Auger-Grappin, 16 mars - 6 juin 2019.
23. Vivien Roubaud, vidéo produite par le Creux de l’Enfer pendant le montage de l’exposition.
24. François Salmeron, texte de présentation de l’exposition Vivien Roubaud, Univers encapsulés, 2019.
25. Ibid.
26. Voir infra, Anne Favier Mises en situation et L’art de la production.
27. Voir infra, Anne Favier Mises en situation.
28. Note de sécurité du Cabinet d’architecture Fabre - Speller, 1987, archives du cabinet consultées en juillet 2021.
29. Laurence Gateau avec Christian Besson, in catalogue Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, Ibid., p. 13.
30. Définition de usine», dictionnaire Le Littré : Proprement et anciennement, machine mue par l'eau».
31. Définition : L'ancien français usine (atelier, lieu de travail, travail) […]. Au (XVIIIème siècle), le mot atteint Paris avec le sens de moulin, lieu où la force de travail est fournie par la puissance hydraulique ; il prend le sens d’établissement industriel au début du XIXème siècle avec l'essor de l'industrialisation., Dictionnaire des francophones.
32. Expositions Etienne Bossut, Jean-Claude Ruggirello, Etienne Bossut, Norton Maza, commissariats Frédéric Bouglé, 11 avril - 13 juin 2004.
33. L’œuvre Apnée a été produite en partenariat avec la société thiernoise AOT.
34. Frédéric Bouglé, texte de présentation, 2004. L’installation est conçue pour le Creux de l’Enfer, mais sera déplaçable dans d’autres lieux, elle sera présentée ensuite à Terrasson-la-Villedieu en Dordogne, et l’artiste participera à la biennale d’Art contemporain de Pancevo en Serbie.
35. Evence Verdier, revue d’exposition, Artpress n°303, juillet-août 2004.
36. Exposition Gereon Lepper, L’Appel des montagnes, commissariat Frédéric Bouglé, 4 juillet - 24 sept. 2004, texte de présentation, 2004.
37. Voir la notice Aménagements hydrauliques, in Anne Henry, Thiers. Une exception industrielle. Inventaire général, ADAGP, Images du patrimoine n°229, 2004, p. 49.
38. Frédéric Bouglé, texte de présentation de l’exposition, 2004.
39. Exposition Didier Marcel, Commissariat Frédéric Bouglé, 20 oct. - 31 déc. 2002. L’œuvre présentée au rez-de-chaussée, Sans titre, résine, acrylique et acier, 4 x (300 x 120 cm) a été acquise par le Frac Auvergne en 2003.
40. Evence Verdier, revue de presse, exposition Didier Marcel, Artpress n° 289, janvier 2003.
41. Didier Marcel, cité par Catherine Francblin, in entretien en ligne avec Catherine Francblin, non daté, Parisart.
42. Evence Verdier, Ibid.
43. Exposition Delphine Gigoux-Martin, commissariat Frédéric Bouglé, 10 oct. - 13 déc. 2007.
44. Delphine Gigoux-Martin, entretien avec l’artiste, janvier 2021.
45. Delphine Gigoux-Martin, entretien avec Frédéric Bouglé, 2007, DVD, archives du Creux de l’Enfer.
46. Ibid.
47. Delphine Gigoux-Martin, entretien avec l’artiste, janvier 2021.
48. Ibid.
49. Exposition Thom Merrick et Jeffrey Wisniewski, commissariat Laurence Gateau, 7 sept. - 17 nov .1991.
50. Jeffrey Wisniewski, entretien filmé, 1991, VHS, archives du Creux de l’Enfer.
51. Exposition Peter Fischli et David Weiss, commissariat Laurence Gateau, 26 avril - 16 juin 1991.
52. Exposition Roman Signer, commissariat Laurence Gateau, 18 déc. 1992 - 21 décembre 1993.
53. Liliana Albertazzi, L’Engagement dans la production, in catalogue Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, Ibid., p. 32.
54. Roman Signer, « Mon voyage au Creux de l’Enfer », Thiers, Le Creux de l’Enfer, centre d’art contemporain, 1993.
55. Hans Ulrich Obrist, texte sur l’œuvre de Roman Signer, in cat. Transformations, Genève, AMAM,1991.
56. Laurence Gateau, communiqué de presse, 1992, archives du Creux de l’Enfer.
57. La Gazette, datée du 28 décembre 1992.
58. Laurence Gateau, texte de présentation, 1992, archives du Creux de l’Enfer.

 

Paroles


(A) […] les roues, encore aujourd’hui suspendues au plafond du rez-de-chaussée, ont été la source d’inspiration et le lieu d’accrochage d’une œuvre intitulée Chaîne […]. Mona Hatoum, in catalogue Le Creux de l’Enfer : Centre d’art contemporain, 1988-2002, p. 195.

(B) [La Mouli-Julienne] ressemble beaucoup à un animal à trois pattes […] Ma mère ne jette jamais rien. Je l’ai trouvé au fond d’un placard en l’aidant à ranger sa cuisine pendant mon séjour à Beyrouth l’été dernier. C’est un objet de mon enfance. […] Quand j’ai proposé ce travail à Laurence Gateau, elle m’a dit que ça lui rappelait une nouvelle de Kafka, La colonie pénitencière […]. Mona Hatoum, entretien avec Jo Glencross, juillet 1999, archives du Creux de l’Enfer.

(C) J’ai travaillé sur ce site chargé d’histoire et de mémoire. […] 160 feuilles d’inox froissé [ont été] disposées par rapport à la lumière et aux ouvertures […] pour faire rentrer l’extérieur à l’intérieur et en même temps des lignes de stroboscopes pour créer des verticalités qui viennent frapper sur les tôles, comme un choc lumineux qui fait éclater l’ensemble des reliefs miroitants. Claude Lévêque, entretien filmé avec Frédéric Bouglé, 2000, VHS, archives du Creux de l’Enfer.

(D) Les images ont été faites devant le métro du World Trade Center, à 6 h du matin, lorsque les newyorkais vont au travail. [C’est] un peu un hommage aux travailleurs du site […]. Samuel Rousseau, entretien vidéo avec Frédéric Bouglé, 2012, DVD, archives du Creux de l’Enfer.

(E) Au rez-de-chaussée, les fenêtres avaient été recouvertes de filtres colorés qui reprennent les trois couleurs des vidéoprojecteurs de l’époque – des tri-tubes. Les fenêtres du premier niveau avaient été occultées. Tout l’espace était un réceptacle de projections. Laurence Gateau, entretien, avril 2021.

(F) La pièce produite par le Creux de l’Enfer a ensuite été achetée par le CNAP. Le nombre de moniteurs avait été défini par rapport aux dimensions de l’espace. Ils s’allumaient de manière aléatoire, c’était comme une relation amoureuse… Laurence Gateau, entretien, avril 2021.

(G) Comme beaucoup d’autres usines de la vallée, le Creux de l’Enfer dispose encore aujourd’hui d’un droit de l’eau qui permettrait d’envisager l’installation d’une turbine hydroélectrique nouvelle génération. Alors qu’une étude n’avait pas été aboutie à la fin des années 1990, de nouvelles réflexions ont été récemment formulées par la ville de Thiers dans le but de relancer ce projet. Je nourris l’espoir qu’il puisse se concrétiser prochainement, d’autant plus à l’heure où le développement des ressources en énergie verte s’avère essentiel pour lutter contre le réchauffement climatique. Ce projet trouverait de plus tout son sens avec les projets innovants des artistes. Sophie Auger-Grappin, janvier 2022.

(H) Le projet a avorté faute de moyens ; une centrale hydroélectrique […] aurait permis de relier le centre d’art à son origine – l’eau […]. Laurence Gateau, entretien avec Philippe Piguet, Artpress n°254, février 2000.

(I) Toutes mes œuvres sont liées à l’énergie. […] Les pièces et l’espace [du Creux de l’Enfer ] semblent être ensemble depuis longtemps. Même l’araignée à l’air de prendre vie ici. [L’Appel des montagnes] pourrait bien être une machine industrielle. C’est une coïncidence heureuse de coexistence des œuvres et du lieu. […] comme si les œuvres vivaient dans cet espace. Gereon Lepper, in vidéo, Gereon Lepper, L’Appel des montagnes, 2004.

(J) Véritables ersatz de nos forêts, les sculptures en question ici interrogent les rapports entre nature et culture, sachant que toute géographie, toute nature est marquée de son environnement temporel humain. Frédéric Bouglé, catalogue raisonné de la collection du FRAC Auvergne qui a acquis l’ensemble des quatre sculptures, 2005. Archives du Creux de l’Enfer.

(K) L’installation a été réalisée en partenariat avec l’Ecole d’ingénierie mécanique de Clermont Ferrand (L’IFMA) et avec l’aide des techniciens thiernois pour usiner des systèmes d’accroche et faire des soudures très techniques sur place, depuis un échafaudage. Delphine Gigoux-Martin, entretien avec l’artiste, janvier 2021.

(L) C’était ma première exposition avec une production aussi importante in situ. La verticalité des ombres et l’horizontalité du vol créaient des lignes comme des barreaux ; un lieu d’Enfermement. Mais c’était aussi très poétique et hypnotique, comme un rêve, un fantasme. Delphine Gigoux-Martin, entretien avec l’artiste, janvier 2021.

(M) Le manège de Wisniewski était activé par intermittence, ça faisait un bruit d’Enfer … les panneaux solaires reflétaient déjà des préoccupations écologiques. Avec les lapins vivants, c’était un peu dingue. Un accord a été passé avec un agriculteur pour les récupérer à la fin de l’exposition. Il y aurait plein d’anecdotes du service technique… Laurence Gateau, entretien, janvier 2021.

(N) Voilà un homme qui vient de couvrir une distance de huit cent kilomètres en triporteur pour finalement élever ce seau jusqu’au plafond : énigmatique ou absurde. Un voyage absurde. Eh bien, c’est précisément cela, cet espace de liberté, qui est possible dans mon métier. Roman Signer, in Mon voyage au Creux de l’Enfer, 1993, p. 9.

(O) En signe d’ouverture [à son projet], Signer choisit un des éléments fort du lieu : le feu, les flammes de l’Enfer et des anciennes machines de l’usine de coutellerie. Le bidon rappelle plus directement l’importance de l’industrie à Thiers. Le feu est aussi le symbole de l’énergie qui pousse le Creux de l’Enfer et le propulse vers le futur. Laurence Gateau, notes, archives du Creux de l’Enfer.

, Martine Feipel, entretien avec l’artiste, nov. 2020.