Les Enfants du Sabbat

La jeune création au Creux de l’Enfer

L’intitulé du cycle d’expositions, Les Enfants du Sabbat, à la fois intriguant et mystérieux, est une allusion volontairement humoristique au site du Creux de l’Enfer, chargé de légendes païennes, d’histoires chrétiennes et sociales1”. Les Enfants appartiennent à une nouvelle génération d’artistes fraichement diplômés, dont les liens familiaux qui les unissent dans cette appellation ne sont pas régis par le sang mais par l’amour de l’art et de sa création. Exposées chaque année dans le centre d’art surplombant la Durolle, dont la cascade serait habitée par des fées ou par le diable lui-même2, les différentes générations d’Enfants du Sabbat ont successivement réagi au contexte d’un lieu bien particulier, s'appropriant ainsi l'espace de l’ancienne coutellerie thiernoise, pour l'enrichir avec leurs créations artistiques.

L’idée d’une exposition dédiée à de jeunes diplômés au Creux de l’Enfer germe dans l’esprit de Laurence Gateau3 il y a bientôt 30 ans ; la première « pré-édition » est mise en place à l’automne 19934. Elle n’est alors pas pensée comme une exposition réservée à de jeunes artistes du territoire et ne dispose pas de partenariat spécifique. Cette première génération d’Enfants du Sabbat voit intervenir des artistes formés dans les écoles d’art des quatre coins de la France5, ainsi qu’un artiste formé à la School of Visual Arts et au Hunter College de New York6. En ce début des années 1990, le projet ne prend pas encore la forme d’un cycle destiné à être reconduit, et tient une place un peu particulière dans l’histoire des Enfants du Sabbat. Cette génération originelle a ainsi inauguré le nouvel esprit de cette manifestation, soit une appropriation des lieux par de jeunes artistes. Pari réussi qui convainc du bien-fondé de la confiance accordée aux générations suivantes. Du Tunnel d’Olivier Caban, qui questionne le spectateur sur son intimité et sa singularité, à Timothy Mason, qui dresse dans Reprise des vides un portrait photographique de certains aspects de la consommation de masse, instantané d’un paysage contemporain révélé comme une nature morte, les jeunes artistes investissent pleinement l’ensemble du site. Frédéric Meynier prend place dans la crypte naturelle du Creux de l’Enfer, formée par une survivance de la roche, en installant dans cet espace interstitiel du centre d’art empreint de mysticisme une piscine en mousse, dans l’eau de laquelle flottent des pieds ailés. Marie-Blanche Potte, quant à elle, réalise un travail aussi artistique qu’archéologique sur la mémoire du lieu et ses légendes ; son œuvre Non, ce n’est pas le diable illustre l'histoire du diable poussé dans la Durolle, soit le souvenir tangible d’un mythe fondateur multiple issu d’une longue tradition de transmission orale.

Pendant plusieurs années, l’expérience des Enfants du Sabbat n’est pas renouvelée ; c’est à partir de 2000, sous l’impulsion de Frédéric Bouglé7, que se met en place un cycle d’expositions annuel dédié aux jeunes diplômés des écoles d’art de Clermont-Ferrand et de Lyon. L'édition d'un catalogue en format de poche accompagne chaque exposition. C'est ainsi que se constitue une véritable collection à un prix modeste8. Cela témoigne de l’engagement et de la confiance accordés à de jeunes diplômés et illustre leur entrée réelle dans la vie artistique(A). Le premier catalogue est toujours d’une importance capitale pour un jeune artiste, car il est le symbole d’une véritable reconnaissance(B).

La seconde édition des Enfants du Sabbat9 apparaît comme la première dans la numérotation des catalogues du cycle d’expositions, et ne concerne que des jeunes diplômés de l’école d’art de Clermont-Ferrand. C’est d’ailleurs une exposition hors-les-murs organisée par le Creux de l’Enfer au centre contemporain de Meymac en Corrèze. Ce n’est véritablement qu’à partir de l’édition n°210 que les Enfants du Sabbat finissent par trouver leur forme définitive au Creux de l’Enfer, avec la participation chaque année de dix à douze jeunes artistes nouvellement détenteurs d’un DNSEP11 obtenu à Clermont-Ferrand et à Lyon.

Le Creux de l’Enfer aura ainsi vu se succéder 20 générations de jeunes artistes dans le cadre de ces manifestations, dont les pratiques, les médiums et les sujets privilégiés sont aussi variés et singuliers que le sont chaque Enfant du Sabbat. Sans en faire de liste exhaustive, le centre d’art aura exposé la peinture de Jean-Charles Eustache12, chargée d’une énergie sombre, troublante et onirique, témoin silencieux d’un évènement inquiétant dont on ne sait rien et que seule notre imagination est à même de concevoir la trame.

Également présentée, la pratique graphique d’Alexandre Lamarche-Ovize13 (désormais en duo d’artistes avec Florentine Lamarche-Ovize depuis 2006) mêle intelligemment art et artisanat, dessin et céramique, questionnant le passage de l’image au volume dans la continuité de son travail exposé lors de la sixième édition des Enfants du Sabbat en 2005.

Deux ans plus tard, c’était au tour d'Aurélie Pétrel14 de nous proposer, à mi-chemin entre le reportage et les arts visuels, un voyage documentaire dans des usines chinoises à travers ses photographies(C). En se concentrant méthodiquement sur des détails à première vue anodins mais finalement essentiels, elle révèle la posture des corps de femmes et d’hommes prisonniers des normes sociales.

Il serait vain de tenter ici de dresser une liste exhaustive ou objective des travaux particulièrement marquants de ce cycle d’expositions, ou d'évaluer les réinventions ou questionnements de chaque génération dans son appropriation du site à travers des propositions aussi intéressantes que variées. Avec recul, en 2022, certains artistes considèrent les travaux présentés à cette occasion comme le témoignage d’un temps de recherche d'une orientation artistique qui leur corresponde vraiment ; cependant tous s’accordent sur l’importance d’une telle exposition dans la construction même d'un processus de création : l’échec et le tâtonnement étant des étapes essentielles, tout comme la prise de recul est nécessaire à l’évolution de l’artiste.

La dernière exposition collective des Enfants du Sabbat a lieu en 201815. Chaque édition était davantage une somme de présentations individuelles(D) plutôt qu’une véritable monstration collective sous-tendue par une ligne directrice définie, comme ce fut le cas pour l’édition d’Éclats. Les jeunes diplômés étaient par conséquent sélectionnés selon leurs qualités artistiques plastiques et intellectuelles, ainsi qu’en fonction de la dimension contemporaine de leurs travaux, avec le souci d’une cohérence d’ensemble, mais exemptée de préalable idéologique ou thématique. Deux ans plus tard au printemps 2020, Sophie Auger-Grappin, directrice depuis 2018 du Creux de l’Enfer, initie une nouvelle formule dédiée aux jeunes diplômés. S'inscrivant dans le sillage des Enfants du Sabbat, la nouvelle manifestation Eclats” propose aux artistes une expérimentation collective, succédant aux présentations individuelles des Enfants du Sabbat(E). Conscients des problématiques environnementales, les jeunes artistes formés à Clermont-Ferrand, Lyon et Bourges, ont été incités à s’impliquer dans une production éco-responsable en lien avec l’histoire ouvrière de la Vallée des Usines, ainsi qu’avec les composantes spatiales et matérielles des usines du Creux de l’Enfer et du May. Les artistes d’Éclats ont été sélectionnés par un jury composé de Sophie Auger-Grappin, d’Aurélie Barnier (impliquée depuis le choix des jeunes artistes au sein des écoles), et de l’artiste Marine Pagès.

Le cycle annuel des Enfants du Sabbat du Creux de l’Enfer, structuré et programmé sur une vingtaine d’années au bénéfice de la jeune création, est en France l’une des premières initiatives de ce type, avec Première au centre d’art contemporain de Meymac. Le processus s’est depuis banalisé, et la plupart des écoles d’arts établissent désormais des partenariats avec des institutions d’art contemporain. Les étudiants ou jeunes artistes en cours de professionnalisation bénéficient conjointement d'une première expérience et d'une valorisation de leur travail(F). Les Enfants du Sabbat restent l'exemple d'une initiative exceptionnelle dans le paysage français(G). Près de 220 artistes auront bénéficié de l’opportunité d’exposer leurs travaux au cours des vingt éditions du cycle d’expositions ; nombre d’entre eux ont su se positionner dans l’espace artistique contemporain français et international.

Après avoir réalisé une douzaine d’échanges avec d’anciens participants des Enfants du Sabbat, il ressort des entretiens le souvenir d’une exposition stimulante, très positive sur le plan psychologique et la prise de confiance pour un jeune diplômé. Tous les artistes interrogés gardent d’excellents souvenirs de leur participation, et des rencontres qu'elle offrait(H). Certains signalent que depuis, leurs pratiques ont largement évolué : Les Enfants du Sabbat au Creux de l’Enfer a été une expérience singulière qui a contribué à l’affirmation de leurs identités artistiques.

Loïc Borde

 

NOTES:
1. Frédéric Bouglé, introduction de chacun des catalogues du cycle d’exposition (2000-2018).
2. Voir infra Anne Favier, Esprits des lieux.
3. Directrice du Creux de l’Enfer entre 1989 et 1999.
4.  Du 15 octobre au 9 décembre 1993.
5.  Les participants ont été formés dans les écoles d’art de Bordeaux, Cergy-Pontoise, Clermont-Ferrand, Nantes, Nice (Villa Arson), Paris, ou Strasbourg.
6. L’artiste Francesco Finizio, qui vit désormais en France (Finistère).
7. Directeur du centre d’art entre 2000 et 2018.
8. La collection comporte 19 catalogues, un pour chaque édition entre 2000 et 2018.
9. Du 26 janvier au 18 mars 2000.
10. Du 26 janvier au 18 mars 2001.
11. Diplôme national supérieur d’expression plastique.
12. Jean-Charles Eustache, 6e éd. des Enfants du Sabbat, 2005.
13. Alexandre Lamarche-Ovize, 6e éd. des Enfants du Sabbat, 2005.
14. Aurélie Pétrel, 8e éd. des Enfants du Sabbat, 2007. Pour les Enfants du Sabbat, Aurélie Pétrel décide pour la première fois de présenter spécifiquement de la photographie. Après cette exposition, elle montre très peu de manière classique” des tirages contrecollés sur aluminium, jusqu’à très récemment.
15. Du 14 mars au 16 septembre 2018.

 

Paroles


(A) Les Enfants du Sabbat ont eu un vrai impact dans le départ, pour se lancer, il y avait quand même un effet d’annonce et de lancement pour ceux qui y participaient. Entretien avec Maxime Lamarche (édition n°14, 2013), juin 2021.

(B) Je pense que les Enfants du Sabbat peuvent être un tremplin pour la jeune création, en tout cas ça a été mon cas, à 100%. Suite à l’expo, j’ai été repérée par la directrice du Musée d’art contemporain de Lyon, qui m’a ensuite invité à y réaliser des projets. Entretien avec Jenny Feal Gomez (édition n°18, 2017), juin 2021.

(C) Je suis actuellement dans un retour plus photographique de mon travail, plus proche de ce que j’avais présenté aux Enfants du Sabbat. Entretien avec Aurélie Pétrel (édition n°8, 2007), mars 2022

(D) Il n’y avait pas de ligne directrice artistique dans l’expo, au contraire, elle se voulait hétérogène et pluridisciplinaire, avec une grande diversité de pratiques. Entretien avec Philippe Eydieu (édition n°7, 2006), juin 2021.

(E) Éclats avait pour but de définir des perspectives innovantes pour l’exposition des jeunes diplômés. S’appuyant sur les nouvelles modalités de travail de l’artiste, les conditions de production et de diffusion de l’œuvre dans un monde globalisé, chaque édition se devait d’inventer à chaque fois les règles d’un projet élaboré en commun. Un.e commissaire d’exposition était choisi.e pour poser une méthode de travail unique à chaque édition. Malheureusement, la crise sanitaire a redéfini les objectifs pédagogiques des écoles qui n’ont pas souhaité poursuivre l’expérience. Sophie Auger-Grappin, 27 avril 2022.

(F) D’une part c’est une première reconnaissance officielle de votre statut d’artiste, puisque cela vient entériner l’obtention de votre diplôme, mais c’est aussi l’accès à une certaine visibilité. Ainsi, vous pouvez être repéré par des galeries ou par d’autres centres d’art, et même, cela se révèle être fort utile lorsque vous montez un dossier de candidature pour une bourse, une résidence, un concours… Entretien avec Jean-Charles Eustache (édition n°6, 2005), juin 2021.

(G) Ce n’était pas quelque chose qui était proposé par toutes les écoles, donc c’était quand même une super opportunité. […] Et puis c’est toujours le cas, il y a plein d’écoles d’art où après le diplôme il ne se passe rien ! Entretien avec Alexandre Lamarche-Ovize (édition n°6, 2005), mars 2022.

(H) Ce premier rendez-vous représentait aussi un moment de rencontre pour les étudiants des deux écoles. Pas une présentation formelle mais chacun avait un portfolio pour pouvoir se présenter et apprendre à se connaître un peu mieux. Entretien avec Marjolaine Turpin (édition n°17, 2016), juin 2021.

, Martine Feipel, entretien avec l’artiste, nov. 2020.